Les aventures de la
lettre Davignon
lettre Davignon
Contrairement à ce qui est toujours avancé dans l'historiographie, personne ne sait exactement ce qui fut communiqué illégalement aux juges du Conseil de guerre en 1894. Seul Martin Freystätter, juge de 1894 devenu dreyfusard, a fourni plusieurs années plus tard une description du « petit Dossier secret » lu en salle de délibérations ; mais cette description diffère sensiblement de celle fournie par Georges Picquart, chef de la Section de statistique (les services secrets français), à partir du dossier tel qu'il avait été archivé dans ses bureaux après le jugement de 1894 et tel qu'il le redécouvrit en 1896. Ces deux témoins, les seuls fiables car les seuls à avoir refusé de mentir pour cacher l'innocence de Dreyfus, s'accordent uniquement sur deux pièces : la lettre dite « Ce canaille de D... » et la lettre dite « Davignon ». Une troisième pièce, le « memento », est citée par tous les acteurs sauf Freystätter. Ces trois pièces, complétées de deux rapports du policier en retraite et employé de la Section de statistiques Jean-François Guénée, sont généralement citées comme constituant le dossier fourni illégalement aux juges.
Dans l'article de 2008 publié par deux d'entre nous, nous avions pourtant mis en doute — et non nié positivement, comme certains de nos lecteurs l'ont apparemment cru à tort — la présence de la « lettre Davignon » dans ce dossier de 1894. Cette lettre de l'attaché militaire italien à l'attaché militaire allemand est la pièce n° 40 du dossier actuel (on en trouvera la transcription ici).
L'article s'exprimait en ces termes :
En second lieu, le statut de la « lettre Davignon », une autre des cinq pièces principales citées par Picquart, est douteux. D’après le capitaine Targe, mandaté en 1904 par le général André pour enquêter au ministère de la Guerre, cette lettre n’était pas mentionnée dans un premier rapport sur le dossier secret, à l’automne 1897. De plus, dans une note interne au ministère, retrouvée en 1904 mais datée du 10 septembre 1898, le capitaine Cuignet, chargé de l’Affaire depuis mai 1898, précisait qu’il l’avait lui-même introduite dans le dossier à l’été 1898. Le seul juge de 1894 qui accepta de fournir des détails au Conseil de guerre de 1899, le capitaine Freystätter, exprima également un doute sur la présence de la lettre Davignon dans le dossier ; il ne se souvenait d’ailleurs que de deux autres pièces, une dépêche de Panizzardi et la lettre « canaille de D ». Certes, Picquart évoque cette pièce dès sa communication de septembre 1898 et de manière assez détaillée ; mais sa version est contradictoire avec les témoignages de Targe, très solide, et de Cuignet, involontaire donc fiable, sans que l’on puisse d’ailleurs expliquer cette contradiction (« Une relecture du “dossier secret” : homosexualité et antisémitisme dans l'Affaire Dreyfus », Revue d'Histoire Moderne et Contemporaine, vol. 55 n° 1, janvier 2008, p. 128-129)
Louis Cuignet, l'enquêteur mandaté par le Ministre de la Guerre en 1898 pour refaire le dossier contre Dreyfus, y avait d'ailleurs joint un rapport (pièce n° 42, p. 5-7, également consultable ici) ou il affirmait à nouveau très fermement que la « lettre Davignon » n'était pas dans le dossier de 1894.
Le témoignage de Cuignet, à lui seul, était certes insuffisant. Cuignet ne faisait pas partie du cercle des comploteurs de 1894, et n'avait pas été entièrement coopté dans ce cercle puisqu'il provoqua son effondrement en dénonçant le « faux Henry » à l'été 1898. Mais son témoignage n'en était pas moins d'assez faible valeur, pour au moins trois raisons :
- Cuignet n'avait eu aucun contact avec le dossier avant 1898, et ne pouvait donc pas prouver ce qu'il avançait pour 1894 ;
- même en 1898, il commença par étudier le dossier sous le contrôle étroit et la direction de deux des principaux membres du cercle de comploteurs en question, le sous-chef d'Etat-major Arthur Gonse et le successeur de Picquart à la tête des services secrets, le lieutenant-colonel Joseph Henry, travaillant dans le bureau du premier en compagnie du second ;
- enfin, violemment antidreyfusard et antisémite, il avait fortement tendance à prendre ses désirs pour des réalités et à réécrire l'histoire, au point qu'aucune de ses affirmations ne pouvait être admise sans vérification indépendante.
Les autres témoignages provenaient en revanche d'acteurs beaucoup plus fiables, même si leur degré d'information était inégal. Le capitaine Antoine-Louis Targe avait été chargé par le Ministre de la Guerre, le général Louis André, de présenter en 1904 à la Cour de Cassation les pièces détenues par son Ministère sur l'Affaire Dreyfus. Sa mission était explicitement de ne rien cacher à la Cour, et de faire autant que possible toute la lumière, et son témoignage fut l'un des éléments qui permit d'innocenter définitivement Dreyfus. Targe n'intervint cependant que tardivement dans l'Affaire, ce qui n'est pas le cas de Picquart et Freystätter. Le premier, chassé de son poste en 1896 pour avoir conclu à l'innocence de Dreyfus, fut l'un des héros de l'Affaire, et le premier à faire connaître l'existence du dossier secret. Enfin, le second est notre seule source directe sur les délibérations des juges de 1894 ; lui aussi convaincu de l'innocence de Dreyfus, il brisa sa carrière plutôt que de mentir comme le souhaitaient ses supérieurs.
La contradiction entre les témoignages de Picquart et Freystätter d'une part, de Targe et Cuignet de l'autre, les hésitations de Picquart et Freystätter sur le contenu exact de la « lettre Davignon », ainsi que le fait que celle-ci était le seul des cinq documents généralement associés au dossier secret de 1894 qui ne comportait pas une numérotation spéciale dite « plume rouge » (voir ici sur ce point), nous conduisait à conclure dans l'article de 2008 que « l’épineux problème de la lettre Davignon demeure entier » (« Une relecture... », loc. cit., p. 135). Il s'agissait d'une conclusion prudente, mais qui s'imposait compte tenu des incertitudes des sources.
Pourquoi alors, dans Le Dossier secret de l'Affaire Dreyfus, publié 4 ans plus tard, affirmons-nous cette fois avec une quasi-certitude que la « lettre Davignon » était bien présente dans le dossier de 1894 ? Parce que nous avons en grande partie levé le doute que nous avions, en allant poursuivre nos recherches dans les archives.
Nous avons en effet retrouvé les rapports et bordereaux de 1897 et 1898 utilisés par Targe dans son travail, ce qui nous a permis de préciser au moins dans ses grandes lignes le contenu du dossier secret après sa redécouverte à l'été 1896 par Picquart, qui y perdit son poste, et sa confiscation par le sous-chef d'Etat-major Gonse. Ce dernier y adjoignit entre 1896 et 1897 une série de faux concoctés par le lieutenant-colonel Henry, puis le dossier fut profondément remanié et augmenté au printemps 1898, et enfin récupéré et reclassé l'été suivant par Cuignet ,qui le transmit à la Cour de Cassation à l'hiver 1898.
Le fonds des Archives Nationales contient en effet le premier rapport que Gonse communiqua en novembre 1897 à son Ministre, une fois l'Affaire relancée par l'identification par la famille Dreyfus du véritable traître de 1894, le commandant Walsin-Estherazy. Ce rapport, préparé courant octobre, fait explicitement allusion à la « lettre Davignon », qui était donc bien présente dans le dossier à cette date, mais le bordereau d'accompagnement donnant la liste des pièces communiquées en même temps que le rapport ne cite pas ladite lettre. C'est ce qui trompa Targe, puis Cuignet ; Gonse et Henry avaient décidé de ne pas communiquer le dossier initial, que Gonse se contenta de décrire dans sa note, sans que l'on puisse accorder à cette description grand crédit, d'ailleurs puisqu'elle incluait au moins une référence à un faux témoignage rajouté pour l'occasion. Les deux compères fournirent à la place au Ministre un dossier nouveau et truqué, contenant le « faux Henry » et toute une série de pièces nouvelles, certaines fausses, d'autre authentiques. Ce sont ces pièces surtout dont la liste est fournie par le bordereau accompagnant la note, bordereau également conservé aux Archives nationales, et c'est pour cette raison que celui-ci ne faisait pas mention de la « lettre Davignon ». Il faut cependant noter que ce « Dossier de 1897 » incluait, sans que le bordereau l'accompagnant en donne le détail, l'essentiel de la correspondance entre les deux attachés militaires allemand et italien, donc très probablement aussi la « lettre Davignon », et qu'en tout cas celle-ci était bien présente dans le dossier quelques mois plus tard lorsque celui-ci fut transmis à Cuignet, puisque ce dernier put la repérer et lui redonner de l'importance.
Il apparaissait donc que Targe n'avait pas analysé assez précisément la note Gonse, et s'était exagérément fié au seul bordereau, et que Cuignet avait été délibérément trompé par Gonse et Henry, qui l'avaient laissé croire que la « lettre Davignon » constituait une découverte en 1898. Ne restaient donc comme objection à la communication de cette dernière en 1894 que l'absence de numérotation spéciale à la plume rouge, et l'incertitude toute relative de Freystätter et Picquart. Sur le premier point, les pièces du dossier sont suffisamment abimées pour que la « lettre Davignon » ait pu perdre sa numérotation, et de toute façon il n'est pas absolument certain que cette numérotation à la plume rouge ait correspondu effectivement au dossier secret de 1894 ; il ne s'agit que d'une hypothèse, même si elle fait partie des plus plausibles. Les incertitudes de Freystätter et Picquart, elles, portaient surtout sur des détails de contenu, et Picquart en particulier décrivit dès son premier témoignage en 1898 une pièce dont le contenu était bien pour l'essentiel celui de la « lettre Davignon ».
A partir du moment où les affirmations de Targe et Cuignet pouvaient s'expliquer par un passage temporaire au second plan de la « lettre Davignon », passage au second plan attesté dans les sources, il devenait donc à nouveau possible de conclure avec un haut degré de probabilité que cette pièce était bien présente dans le dossier de 1894, compte tenu de la convergence entre Picquart et dans une moindre mesure Freystätter d'une part, et le rapport de 1897 de l'autre (le tout confirmé par une note fournie en 1904 par Du Paty de Clam, un des participants au déni de justice de 1894, mais cette confirmation n'a qu'une valeur limitée, cf. notre analyse commençant ici)
Mais, et c'est sur ce point que nous voudrions conclure ce petit billet: "haut degré de probabilité" ne veut pas dire certitude. La conviction de Cuignet s'explique sans doute du fait qu'il intervint dans le dossier sans connaître les pièces d'origine, qu'il repéra la « lettre Davignon » comme les hommes de la Section de Statistique l'avaient fait avant lui, et crut être pionnier là où il n'était qu'imitateur, mais il reste que le seul témoignage direct sur le dossier de 1894, celui de Freystätter, pose des problèmes importants et est en conflit complet avec le témoignage de Picquart sur l'état du dossier tel qu'il le découvrit en 1896. Tant que cette question ne sera pas résolue, il subsistera un doute sur le statut de toutes les pièces du dossier. Le doute est nettement moindre sur la lettre Davignon, dont la présence est affirmée concurremment par Picquart, Freystätter, et de manière moins concluante les militaires conjurés, et encore plus faible sur la pièce "Cette Canaille de D...", dont Freystätter avait confirmé la présence beaucoup moins longtemps après le procès et dans des circonstances totalement indépendantes de l'enquête, et qui est unanimement présentée comme centrale dans l'accusation.
Mais le doute ne peut être totalement levé à partir de témoignages donnés plusieurs années plus tard, sans trace archivistique correspondante, bordereau ou autre; et encore moins à partir des seules enquêtes de la Cour de Cassation puisque l'erreur commise par Targe, et non relevée par la Cour, confirme que ces enquêtes constituent une source délicate, à critiquer comme toute autre source. Si elles donnent incontestablement la vérité juridique du dossier, elles n'en donnent pas totalement la vérité historique, ce qui est logique puisque la Cour se préoccupait surtout de savoir si Dreyfus était coupable ou innocent, et que les discussions sur tel ou tel élément factuel n'avaient d'intérêt pour elle qu'à partir du moment où elles se rattachaient à cette question de l'innocence ou de la culpabilité.
En post-scriptum : courte remarque sur le "visuel" de la lettre Davignon et son rapport avec les numéros "plume rouge"
Nous avons laissé de côté une question: pourquoi, contrairement à toutes les autres pièces citées généralement comme appartenant au dossier secret en 1894, la « lettre Davignon » ne porte pas un numéro tracé à la plume rouge et de forme "n° X"? Des 5 pièces associées traditionnellement au dossier secret de 1894 et rappelées au début de ce billet, c'est la seule à ne pas porter une telle numérotation.
Une possibilité est que cette numérotation ait disparu: plusieurs morceaux de la lettre manquent, ce qui est fréquent dans le dossier secret, mais il manque également un petit morceau de bande collante , ce qui l'est moins -il s'agit d'une bande à gauche du recto, mais collée au verso, sur les mots "et c'est". Le coin en haut à droite (en regardant le verso de la lettre) de ce morceau de bande manque et semble avoir été déchiré.
L'indication est mince. Mais nous n'avons jamais prétendu avoir une certitude sur la présence d'un numéro rouge disparu ; il ne s'agit donc de rien de plus que d'une hypothèse, qui a au moins l'avantage de s'appuyer sur une trace, fût-elle minime. Et il ne faudrait pas que ce point fasse oublier les numéros tout-à-fait présents, eux, sur 4 des 5 pièces citées dans l'historiographie comme appartenant au dossier secret ¬- et en particulier sur "Ce Canaille de D...". Affirmer que cette numérotation n'apparaît pas sur "Davignon" ne permet pas d'expliquer pourquoi elle apparaît sur ces autres pièces -et ne devrait pas dispenser d'une réflexion approfondie sur ce dernier point.
Les auteurs du Dossier secret de l'affaire Dreyfus
17 janvier 2013