c) Le commentaire remis par Du Paty en 1904 : un faux
Dans une communication écrite, Du Paty décrivit ainsi en 1899 le commentaire qu'il aurait rédigé en 1894 (Rennes III p. 512) :
« Commentaire secret. — Ainsi que je l'ai dit devant la Cour de cassation j'ai été chargé d'établir au mois de décembre 1894, en présence du colonel Sandherr et avec sa collaboration, un commentaire sur certaines pièces secrètes que le colonel Sandherr a mises sous mes yeux. Ces pièces étaient les suivantes :
la pièce « Doute Preuve », cette pièce était accompagnée d'une traduction du colonel Sandherr qui savait l'allemand mieux que moi.
2° la lettre dite Davignon;
3° la pièce « Ce canaille de D. » Le colonel Sandherr nous dit que c'était une lettre de l'agent B à l'agent A. Je n'avais ni qualité ni moyens pour contrôler l'opinion du colonel Sandherr, opinion qui fut d'ailleurs partagée jusqu'à l'année dernière. par ceux qui connaissaient la lettre; il paraît que cette lettre est de l'agent A, à l'agent B. ;
4° une déclaration du colonel Henry dont je ne me rappelle plus les termes relativement aux propos que lui aurait tenus une personne honorable ;
5° des pièces dont je ne me rappelle plus la teneur ni l'objet, mais qui se rapportaient toutes à des faits contemporains du séjour du capitaine Dreyfus à l'Etat-Major de l'armée. [...]
Quant au commentaire que j’ai établi sous la direction du colonel Sandherr il avait pour but d’établir la corrélation entre les pièces énumérées sous les paragraphes 1 à 5, ci-dessus ; de montrer qu’il y avait un traître à l’Etat-major de l’armée, que ce traître était un officier, qu’il appartenait ou qu’il avait appartenu au 2e bureau, et que ce pouvait être le capitaine Dreyfus. »
En 1904, présent cette fois à l'audience et pressé par la Cour de cassation et son procureur général, Baudouin, Du Paty fut sommé de remettre un brouillon de commentaire qu’il avait avoué avoir conservé. L’opération fut théâtralisée. Du Paty refusa, puis demanda l’accord de Mercier, puis accepta en remettant une copie du brouillon, puis finit par remettre l’original du brouillon. Cette valse-hésitation ressemble fort à une mise en scène destinée à accréditer le fait que ce brouillon était une pièce importante, et à lever tout doute sur le fait qu'elle contenait ce qui avait été lu au Conseil de guerre de 1894.
A l’examen précis de son contenu, il apparaît que le commentaire est un faux, un document apocryphe. Il fait référence en effet à un élément dont les deux témoins fiables, Picquart et Freystätter, affirmèrent unanimement qu'il n'était pas présent dans le dossier en 1894 et 1896.
Du Paty précisa dès 1899 que le commentaire contenait une déclaration de Henry « relativement aux propos que lui avaient tenus une personne honorable », et la version qu'il donna en 1904 fait allusion à deux reprises à ce témoignage, sous une forme d'ailleurs déjà peu cohérente (Cass 1904 I p. 374) :
[L'ami de l'attaché militaire allemand à l'état-major] ne peut être autre que l'officier dénoncé par V... qui, au mois de mars 1894, a avisé secrètement notre service des renseignements que ses collègues allemands et italiens (V... étant attaché espagnol) ont un officier à leur dévotion au 2e bureau de l'état-major de l’armée. Il tient le renseignement de (se reporter à l’original). II a confirmé son dire devant témoin tout récemment. (Note jointe D).
Le passage implique en effet deux pièces, un « original » contenant un rapport sur une conversation avec l'agent « V. », et une « note » portant semble-t-il à la fois sur cette première conversation et sur une deuxième — mais le texte n'est pas clair.
Simple ou double, le témoignage en question est celui de l'ex-attaché militaire espagnol Valcarlos ; il est certainement apocryphe, puisque non seulement Valcarlos a toujours nié l'avoir donné, mais de plus Picquart a toujours affirmé qu'il n'y en avait aucune trace dans le dossier en 1896. Il est absolument exclu que Picquart ait oublié un élément (et même plusieurs, si un original et une note étaient tous deux joints au dossier) qui, s'il avait été effectivement présent sous une forme ou une autre, aurait été l'unique début de preuve un peu probante permettant de soutenir l'accusation contre Dreyfus. Freystätter confirma également qu'aucune trace écrite du témoignage Valcarlos n'avait été communiquée aux juges en 1894, et n'évoqua, dans sa lettre à Reinach, qu'une éventuelle allusion orale faite par le président du Conseil de guerre, Maurel. Il est donc extrêmement improbable que le témoignage Valcarlos ait été inclus dans le dossier en 1894, et impossible qu'il y ait été inclus en 1896.
Le commentaire de 1904 n'est donc PAS un brouillon du commentaire vu par Picquart en 1896, puisqu'il manque à ce dernier l'un des éléments essentiels du premier. Du même coup, ce document de 1904 ne pourrait être un document authentique de 1894, comme l'affirme Du Paty, et l'accusation de 1894 ne pourrait contenir des pièces utilisant les « déclarations » de Valcarlos, qu'à condition de supposer que ce témoignage de Valcarlos aurait été introduit dans un premier commentaire de Du Paty, sur la base d'une note de Henry et peut-être d'un rapport communiqué à la Section, puis retiré d'un second commentaire de Du Paty (celui trouvé par Picquart) ainsi que de l'éventuel commentaire final de Sandherr (fourni à Freystätter), tandis que la note de Henry et l'éventuel rapport ou les rapports l'accompagnant étaient également retirés du dossier, si bien qu'il ne resterait plus de trace écrite du témoignage Valcarlos entre le jugement de 1894 et la réouverture du dossier par Picquart en 1896.
Ledit témoignage aurait enfin été réintroduit après le départ de Picquart dans le dossier, puisqu'il s'y trouve encore aujourd'hui sous deux formes ; d'une part sous la forme de deux rapports de l'ex-policier et agent du Service de statistique Guénée, rapports datés de 1894 et effectivement présents sous une forme différente dans le dossier en 1896 d'après le témoignage Picquart, mais réécrits pour y inclure les affirmation de Valcarlos (les « rapports Guénée » actuels, qui sont donc des faux, SHD 4J118 33 et 34) ; d'autre part par l'intermédiaire d'une note dont le contenu est attribué à Henry, et qui inclut des indications sur Valcarlos supposées dater de 1894 et pouvant correspondre à celles données dans la note à laquelle Du Paty avait fait allusion (SHD 4J118 35).
Aucune déclaration d'un quelconque des protagonistes de l'Affaire ne permet de supposer que pareil jeu de bonneteau ait eu lieu avec le témoignage Valcarlos, de supposer l'existence de deux commentaires successifs et profondément différents de la main de Du Paty, et enfin de comprendre pourquoi Sandherr, puis Henry auraient décidé de tromper Picquart en retirant du dossier un de ses éléments essentiels après le jugement de 1894 ; Picquart avait la confiance entière de Sandherr, et était le supérieur direct de Henry. Le témoignage Valcarlos, les rapports Guénée modifiés et la note de Henry sur le témoignage Valcarlos sont donc très probablement des inventions de 1896-97, faisant partie de la vague de faux générée par Henry et Gonse pour contrer Picquart.
Auquel cas le commentaire de Du Paty fourni en 1904 date forcément lui aussi d'après 1896-97 et est apocryphe, peut-être même rédigé peu avant la comparution de Du Paty devant la Chambre criminelle de la Cour de cassation. Au passage, le commentaire de 1904 ne correspond même pas à la description que Du Paty lui-même donnait de son travail en 1899, puisqu'il ne contient aucune allusions au 5° point développé en 1899 (« des pièces dont je ne me rappelle plus la teneur ni l'objet, mais qui se rapportaient toutes à des faits contemporains du séjour du capitaine Dreyfus à l'Etat-Major de l'armée »). Et Du Paty a menti sur la nature, la date de rédaction et le contenu de ce document, mensonge concocté avec la complicité active de Mercier, et corroboré par Gonse et De Boisdeffre.
Pour conclure, le commentaire fourni en 1904 est donc au mieux une pièce éminemment suspecte, qui ne peut en aucun cas servir à déterminer le contenu de l'accusation de 1894, et n'en est même pas une trace comme Du Paty le prétend ; pour ce travail, les seules bases solides restent, par ordre chronologique de lecture du dossier par les protagonistes, les déclarations de Freystätter, entièrement incompatibles avec la version donnée par Du Paty, et celles de Picquart, que le commentaire de 1904 reprend intégralement, n'y ajoutant que le faux Valcarlos. Le commentaire de 1904 n'ajoute donc rien à ce que nous savons du dossier, si ce n'est une nouvelle tentative de faux.
2 - Quel statut pour le commentaire de 1896 ?
Curieusement, Picquart ne paraît pas avoir pris la mesure du problème que posait l'apparition du témoignage Valcarlos dans le commentaire de 1904. Tous ses témoignages de 1898, 1899 et 1904, comme le long article récapitulatif qu'il publia en plusieurs épisodes dans la Gazette de Lausanne en 1903, montrent qu’il a toujours cru à l’existence d’une seule et unique version. Il aurait pourtant dû être évident à ses yeux que puisqu'un élément essentiel du commentaire présenté par Du Paty en 1904 était absent du commentaire que lui-même découvrit en 1896, le commentaire de 1904 était en réalité une nouvelle version. Mais le faux de Du Paty ne semble s'être écarté de son modèle d'origine que sur un seul point, le témoignage Valcarlos, et Picquart se contenta de valider cette ressemblance d'ensemble.
Surtout, Picquart se refusa toujours à envisager que le commentaire de Du Paty qu'il avait vu en 1896 ait été très différent du commentaire fourni aux juges. Il aborda brièvement le problème dans sa série d'articles de la Gazette de Lausanne (article du 1er août 1903), et justifia sa position avec les trois arguments suivants :
- Il a reconnu l’écriture de Du Paty
- Boisdeffre et Gonse n’ont pas objecté à propos du commentaire lorsque Picquart leur a présenté en 1896.
- Mercier a exigé de brûler le commentaire découvert par Picquart en 1896.
Le premier point est l'élément qui permet de tenir pour certain que Picquart a vu au moins une version du commentaire originel, rédigée par Du Paty en 1894 ; si éventuel commentaire final de Mercier et Sandherr il y eut, il n’était pas de l’écriture de Du Paty. Il est par conséquent normal que Picquart n’ait pas été surpris par la révélation du « brouillon du commentaire » que du Paty a livré en 1904, et que son auteur avait évidemment veillé à faire coïncider grosso modo, Valcarlos excepté, avec ce que Picquart avait déjà expliqué publiquement avoir vu en 1896 — mais il n'en reste pas moins que le commentaire donné aux juges pouvait être différent de celui qu'il avait découvert, écriture de Du Paty ou pas.
Le second point tendrait à confirmer la version de de Boisdeffre et Gonse, qui affirment avoir eu connaissance uniquement du commentaire originel de Du Paty. Ils n'avaient donc pas de raisons non plus d'être surpris de voir ce qui pour eux pouvait être le seul commentaire. Mais là encore, l’absence de surprise de Boisdeffre et de Gonse n’est certainement pas une preuve de l’identité des deux commentaires, l'originel réapparu en 1896 et celui fourni aux juges en 1894. D'autant que ce dernier, s'il était différent, avait été détruit par Mercier et que Gonse comme De Boisdeffre le savaient certainement ; dans ces conditions, il devenait compliqué d'expliquer à Picquart qu'une pièce essentielle lui manquait.
Le dernier point s'appuie sur le système Mercier, puisqu’au moment de la destruction du commentaire originel découvert par Picquart, fin 1896, l’ancien ministre d'après ce qu'il affirma plus tard, ne voulait laisser aucune trace de son forfait. Mais la destruction du commentaire réapparu en 1896, là encore, ne prouve rien quant à l'existence et au contenu du commentaire final de 1894 que Freystätter affirme avoir vu. Que Mercier aie voulu détruire toutes les traces de la forfaiture de 1894 n'implique nullement que ces traces étaient toutes les mêmes.
Comme dans le reste de notre travail, nous sommes donc renvoyés aux deux témoignages contradictoires de Picquart et de Freystätter, sans pouvoir véritablement trancher entre les deux.
PG & PS