La Section de Statistiques a-t-elle joué sa survieen faisant condamner Alfred Dreyfus en 1894 ?
Le colonel Jean-Conrad Sandherr a pu jouer la survie de son service en fournissant au général Mercier l'outil de la condamnation d'Alfred Dreyfus : le dossier secret. |
En marge des discussions (voir ce fil de discussion sur notre forum) sur l'attitude du Ministère de la Guerre et de son Ministre, Auguste Mercier, en novembre 1894, c'est-à-dire au moment où l'enquête sur Dreyfus se révélait infructueuse et où la décision fut prise de le mettre tout de même en accusation, il faudrait aussi explorer un élément déjà connu des premiers temps de l'Affaire, mais dont la signification réelle dans ces jours cruciaux du 10 au 25 novembre n'a peut-être pas été assez soulignée : la possibilité d'une remise en cause du rôle des services secrets français, que certains proposaient de transférer au Ministère de l'Intérieur.
Sébastien Laurent, dans son livre Politiques de l'ombre (p. 390-391) signale en effet un entretien avec un "haut fonctionnaire de l'Intérieur" publié le 22 novembre par la France militaire, "organe officieux du Ministère de la Guerre". Dans cet entretien, ledit fonctionnaire, presque certainement issu de la Sûreté générale, proposait de concentrer au Ministère de l'Intérieur toutes les fonctions de renseignements (espionnage et contre-espionnage, donc) sous une seule direction à plusieurs bureaux, dont un bureau comprenant une direction et un personnel d'officiers.
Or cet article ne fut pas sans écho dans la grande presse, comme en témoigne cet entrefilet publié le 23 novembre 1894 dans Le Gaulois, journal monarchiste, antidreyfusard et souvent proche des thèses de l'Etat-major :
« Ilestquestiondeplacerauministère del'intérieurleservicegénéralderenseignementsintéressantladéfensenationale.Ceservicecomprendraittroisbureaux,dontunbureauexclusivementmilitaireayantàsatêteunofficiersupérieur.Eneffet,leministèredelaguerredisposaitautrefois,enpropre,d'unpetitnombred'agentsqu'ilavaitréussiàspécialiser,àexercerhabilementleurrôleàl'étranger.OnyarenoncépourrecourirauxagentsdelaSûreté.Bienqueceux-cinesoientpasaucourantdecertainesparticularitésmilitaires,ilsformentunpersonnelexpert,maisquidoitêtrecontrôlé,sansreleverdediversservices.Onestimemême,àl'état-majorgénéral,quelecréditbudgétairedecinqcentmillefrancspeutamplementsuffireàcetteorganisation. »
Le Gaulois, 23 Novembre 1894, p. 1, col. 6
Placer les officiers de la Section de statistique, puisqu'il ne pouvait s'agir que d'eux, à l'intérieur d'un service plus large numériquement dominé par les agents de la Sûreté et situé au Ministère de l'Intérieur, donc sous le contrôle de ce dernier, aurait évidemment constitué un bouleversement complet des rapports de force entre militaires et civils à l'intérieur des services de sécurité français, et entièrement inversé la tendance constatée depuis Boulanger à la concentration de tous les pouvoirs en ce domaine entre des mains militaires. Une telle mesure aurait aussi constitué un désaveu cinglant de l'action de Conrad Sandherr, chef du renseignement militaire depuis la fin de l'ère Boulanger.
Une dimension de cet incident mériterait cependant d'être plus mise en valeur: c'est le canal par lequel ce plan de réorganisation administrative fut diffusé, et ce que ce canal impliquait. En effet, si le contenu du plan en question favorisait incontestablement l'Intérieur, les organes qui le rendirent publics étaient proches, non de ce Ministère, mais bien de celui de la Guerre, ce qui rend cette publication très curieuse.
La France militairen'aurait probablement pas imprimé un tel entretien, et le Gaulois, notoirement favorable aux militaires, ne l'aurait pas plus repris, s'il s'était agi seulement d'une prise de position du Ministère de l'Intérieur, sans écho chez les militaires. Mais de toute manière, l'existence de cet écho est explicitement confirmé par la référence à l'"état-major général". L'attaque contre la Section de statistique, loin d'être l'affaire du seul Ministère de l'Intérieur, bénéficiait donc sans doute de la bienveillance, sinon du soutien, de certains au moins des dirigeants du Ministère de la Guerre.
Ces indices de tensions internes aux bureaux du boulevard Saint-Germain et de la rue Saint-Dominique ne devraient-ils pas être rapprochés de la prudence relative dont faisait preuve le ministre Mercier au même moment (cf. les entretiens du 17 novembre)? Mercier et de Boisdeffre, le chef d'état-major, ont-ils envisagé quelques jours de libérer Dreyfus et de faire porter la responsabilité politique du fiasco de l'enquête à Sandherr et ses hommes? Le fait est en tout cas que la position de la Section de statistiques se trouva apparemment menacée de l'intérieur même du Ministère de la Guerre, en plein milieu de l'instruction contre Dreyfus. Le fait est aussi que fin novembre, la menace avait disparu sans laisser de trace, et que Mercier et de Boisdeffre commirent l'irréparable.
La date de publication de l'entrefilet du Gaulois (plus que de l'article de la France militaire, hebdomadaire qui pouvait avoir reçu cet article plusieurs jours auparavant) semble indiquer que la Section ne parvint à raffermir sa position, aux dépens de Dreyfus, que dans la dernière semaine de novembre. Nous avons avancé dans notre livre l'hypothèse selon laquelle le dossier secret, sous sa forme étendue incluant les pièces homosexuelles, aurait pu jouer un rôle dans la disparition des hésitations de Mercier, à qui il aurait été montré à ce moment-là seulement. Il est en tout cas certain que la deuxième quinzaine de novembre a été le moment décisif de la première étape de l'Affaire Dreyfus, un moment sur lequel nous manquons malheureusement encore aujourd'hui d'informations solides.
Pierre Gervais et Pierre Stutin
7 décembre 2012